Nail
Çakırhan, l'un des intellectuels de la période républicaine, s'est éteint a
l'âge de 98 ans, il était connu du monde entier pour son large éventail
d'oeuvres allant de la poésie a l'architecture. Çakırhan, amoureux de Gökova
qui a imprimé de son sceau l'architecture d'Akyaka , a été atteint d'un
cancer du colon. Çakırhan, tres apprécié dans la ville et considéré comme un
poete modele, a suivi un traitement a Istanbul, ensuite son état s'est
aggravé et, dans les derniers temps, il a été transporté a Muğla.
Selon ses dernieres volontés il
a été inhumé a Akyaka dans la sépulture familiale.
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QUI EST NAİL
ÇAKIRHAN ?
Nail Çakırhan fut
un créateur, poete durant ses années de jeunesse, il devint
architecte a l'époque de sa maturité et
exerça son art jusqu'a un age tres avancé.
En 1930 il publia
avec Nazım Hikmet un recueil de poemes intitulé “1 + 1 = Un”. Durant
les années 30 il écrivit des poemes qui parurent dans des revues des
années 40 sous la signature de Nail V. qui le firent connaitre dans
les milieux littéraires. Pratiquement tout le monde le connait, soit
sous le nom de Nail Vahdeti soit sous celui de Nail Çakırhan. Sa
réputation a depuis longtemps dépassé les frontieres.
Né
a Ula en 1910, il est le
premier enfant de Halise Hanım , fille de Molla Ahmatlar, et de Vali
Efendi, fils de Hacı Çakırhan. A cette époque Ula comptait environ
3.000 habitants, les maisons peintes en blanc s'élevaient au milieu
de vastes jardins. Le marché se tenait a l'ombre des grands arbres;
la présence autour de lui de personnes affectueuses, calmes et
pleines de gaité a laissé de profondes traces dans l'âme de Nail
Çakırhan.
La période la plus heureuse de son enfance fut soudain assombrie par
l'éclatement de la premiere guerre mondiale en 1914.
“Dans mes premiers souvenirs je vois les adultes
assis côte a côte aupres du poele. Ils étaient tous éplorés. Ils
parlaient du choléra, du chaulage des puits. Je ne savais encore
rien de la guerre mais j'écoutais leurs conversations de toutes mes
oreilles”...
La majorité des jeunes était partie pour la
guerre. De ce fait seuls les hommes âgés et les femmes travaillaient
aux champs. Nous étions au bord de la famine....
“Je me souviens de mon grand pere. Dans sa
jeunesse il cousait des dolmans et il exerçait encore le métier de
tailleur. C'était un vieillard de petite taille dont la barbe
s'étalait sur la poitrine..... Il habitait au centre d'une vaste
plaine. Je l'ai toujours devant les yeux comme s'il s'agissait d'une
photographie. Un petit homme a longue barbe qui déterrait les pommes
de terre a l'aide d'un baton”
SON PERE EST ENVOYE SUR LE
FRONT DU CAUCASE, SA MERE EST ENCEİNTE.
“Un beau jour arriva un courrier de mon pere. Il
écrivait qu'il avait trouvé une fleur *. J'en fus tres heureux. En
fait il avait attrapé la variole et on me l'avait caché.
Une
autre fois j'étais assis avec mon grand pere devant sa boutique
quand surgit comme une apparition un homme tres élégant portant une
besace a l'épaule... Personne ne l'avait reconnu. C'était mon pere!
Ce bel homme ne voulait montrer a personne son visage ravagé par la
variole”...
Son enfance se passa surtout dans la maison
couleur de terre aux boiseries ouvragées de son grand pere plutôt
que dans la maison mitoyenne de son pere. Il apprit a lire et a
écrire avec son oncle avant d'aller a l'école. Lors de son
inscription il fut admis directement en seconde classe apres avoir
passé un examen et termina premier les six années d'enseignement.
En 1921 il fut
inscrit a l'école de Muğla. C'était la premiere fois qu'il quittait
Ula. Il partageait une chambre dans un hotel meublé avec l'un de ses
camarades. Les jours de congé il faisait le trajet de Muğla a Ula a
cheval en 2heures et demi/3 heures. En l'absence de cheval il
faisait l'aller-retour a pied. Il préférait la compagnie des plus
grands a celle des enfants de son âge,
c'était un enfant replié sur lui-même. Il passait tout son temps
libre a la bibliotheque de l'école. A la fin de sa scolarité il en
avait lu tous les livres.
En
1925 il devint pensionnaire au Lycée de Konya grâce a un professeur
qui était également
adjoint au Préfet. La, il rencontra des professeurs de talent, tels
que Ahmet Hamdi (Tanpınar), Saadettin Nüzhet (Ergun). En dixieme
classe il édita une revue intitulée “Kervan” (Caravane). En 1927 il
y publia un poeme insultant a l'égard des femmes
qui le conduisit au tribunal.
Mais en vérité il
n'allait pas plus loin qu'essayer d'imiter les livres de Faruk Nafız
Çamlıbel présents dans une bibliotheque scolaire.
Le jour de l'audience la salle était bondée
avec les femmes aux premiers rangs, au moment du verdict, en
l'absence d'autre délit, le juge demanda un sursis a la peine.
“Je ne savais pas ce que voulait dire sursis”.
Parmi les auditeurs on criait “pas de sursis”. Moi j'ai dit aussi
“je ne veux pas de sursis”. Les membres du tribunal se retirerent en
riant, ils revinrent dix minutes plus tard. Le juge proclama “je
vais rendre la sentence, levez-vous”. J'étais deja debout mais de
petite taille.... Je dis “je suis debout”. Les auditeurs et les
avocats commencerent a rire. La sentence fut rendue: acquittement”.
* en Turc la variole est appelée “maladie de la
fleur”.
“LAISSEZ CET ENFANT. C'EST
UNE HONTE”
“De nouveau je fus inquiété a cause du titre
d'un poeme “Pluie de feu” publié dans la revue “Vers le peuple”
éditée avec des camarades a la fin du lycée. C'était un poeme
relatif a ceux qui étaient du côté des dictateurs et des tyrans. Je
fus arrêté sur notification par les services de la sécurité de Konya
juste au moment ou je me préparais a l'examen du baccalauréat. Apres
les interrogatoires les préposés eurent un entretien téléphonique
avec Ankara. J'entendis les instructions données a l'autre bout du
fil bien que la communication ne soit pas tres nette “laissez cet
enfant, c'est une honte”. C'était Atatürk qui donnait cet ordre.
“Je
n'avais pas écrit ce poeme contre Atatürk mais contre les “aghas” de
Muğla que je considérais comme des despotes. Nous les
jeunes nous adorions Atatürk que nous considérions comme un génie.
Il n'était même pas pensable que je puisse songer a l'insulter. L'un
des fonctionnaires avait mal interprété le poeme et m'avait fait
placé sous la surveillance de l'administration. Je me suis rendu aux
examens sous escorte policiere”
Toujours au sujet
du même poeme un proces fut ouvert a Istanbul. Ce poeme plut
énormément a Nazım Hikmet qui travaillait pour la revue”Le mois
illustré”.Il le fit publier dans la revue “Action” éditée par les
étudiants de la faculté de droit. Par dessus le marché il tenait une
pleine page en gros caracteres d'imprimerie. Bien que l'affaire ait
été classée sans suite a Konya une peine de 6 mois fut requise a
Istanbul mais l'acquittement fut finalement prononcé.
Il fit connaissance avec Nazım Hikmet grâce a cet évenement.
Il termina le lycée et obtint de tres bonnes
notes aux épreuves du baccalauréat. Il fut admis comme interne
boursier dans l'enseignement supérieur. Il fut inscrit a la faculté
de médecine d'Istanbul. Au bout de quelques temps il songea au fait
que les médecins devaient leurs honoraires aux maladies dont
souffraient leurs patients et il abandonna la médecine pour entrer a
la faculté de droit. On ne s'attend pas a de tels raisonnements. Il
décida de
travailler dans la presse, guidé par Nazım Hikmet. Il travailla
d'une part a la correction du journal Cumhuriyet (la République) et
d'autre part il continua de suivre la section philosophie de la
faculté des lettres et il écrivit de tres nombreux poemes.
Ses écrits furent publiés dans “le mois illustré”.
COMPAGNON DE PRISON DE NAZIM
Il se lia tres
vite d'amitié avec Nazım. En 1930 ils publierent ensemble “1+1=Un”.
Ils vécurent pendant un temps dans la maison de Nazım Hikmet. Deux
ans plus tard ils furent arretés pour appartenance au parti
communiste.
Ils subirent la
torture durant un mois dans les locaux de la police de Cağaloğlu.
Ensuite ils furent enfermés en même temps que trente autres
camarades a la prison de Bursa. Il y partagea la même cellule que
Nazım. Ils y resterent deux ans. Il y écrivit sans arrêt des poemes.
En 1933 ils bénéficierent de l'amnistie générale
décrétée pour le dixieme anniversaire de la République et furent
libérés en 1934. Il s'adressa alors a son compatriote Yunus Nadi
pour trouver du travail. Il corrigea l'encyclopédie Hayat (la Vie)
tout en travaillant au journal Cumhuriyet.
“J'avais subi la torture, j'avais été jeté en
prison sans savoir au juste ce qu'était le socialisme. Pour en
savoir davantage je disparus en 1934 sans avertir personne. J'ai
effectué le trajet d'Istanbul a Hopa et, de la, avec l'aide d'un
camarade, je me suis rendu en Union Soviétique. J'ai vécu trois mois
dans un foyer pres de la place Pouchkine a Moscou pour apprendre le
Russe afin de pouvoir prendre contact avec le Comité. Ensuite j'ai
fréquenté l'Université Orientale d'Etat de Moscou (KUTV). La, j'ai
étudié pendant deux ans et demi le socialisme et l'économie. J'ai
aperçu quelques politiciens importants, tels que Staline, Tito, Ho
Chi Minh, Khrouchtchev, Dimitrov. J'ai eu l'occasion d'en connaitre
certains. Durant ma période d'enseignement je fus envoyé dans une
usine de textile proche de Moscou pour m'initier a la pratique, ce
que je fis volontiers.
“JE ME MARİE”
“Environ quatre mille jeunes filles
travaillaient dans cette usine, toutes agées de 18-20 ans.
Nous étions une dizaine de garçons.... Comment
échapper a quatre mille filles? Je me suis marié”.
Ma
jeune épouse s'appelait Taisa. Bien que ce mariage n'ait pas été
bien vu de l'administration elle ne s'y opposa pas. Huit mois plus
tard une directive tombait: la seconde guerre mondiale était sur le
point d'éclater. Je devais retourner dans mon propre pays. Je pris
la route aussitôt.
Le 27 avril 1937 je dus me séparer de mon épouse
enceinte de huit mois et rejoindre Odessa en compagnie
de quelques Turcs. De la je pris le bateau en direction d'Istanbul.
Apres quatre jours de pleine mer je débarquais a Rumelihisar. Je fis
une halte dans un hamam de Beyoğlu puis je pris clandestinement la
ligne Bandırma-İzmir pour rejoindre ma province. Des la premiere
semaine je fus appréhendé au marché d'Ula sur notification de
l'administrateur de région. Je fus passible d'une amende
légere car il n'y avait pas d'autre grief contre moi que d'avoir
franchi la frontiere sans passeport.
Je fus engagé comme soldat des le premier mois
de mon retour au pays. Je fus employé aux travaux de comptabilité de
la division d'infanterie de Manisa. Bien qu'il n'ait pas été enrolé
comme officier il a bénéficié d'un bon traitement durant son service
militaire. Vers la fin de l'année 1937 il obtint une permission et
il fut ensuite réformé.
En 1938 il commença a travailler au journal Tan
(l'Aurore). Il fut employé comme comptable de la Fondation pour la
Protection de l'Enfance apres y avoir été bibliothécaire pendant un
temps. A l'université Il devint l'assistant de la célebre
archéologue, Professeur Halet Çambel, aujourd'hui retraitée qui
poursuit néanmoins sans relache ses travaux intellectuels. C'était
une jeune femme diplomée de la Sorbonne, premiere femme sportive qui
participa aux Olympiades en Turquie.... Fille de Hasan Cemil Çambel
ami proche d'Atatürk. Sa famille se montra
opposée a leur union mais ils étaient déterminés et ils se marierent
en secret. Leur union fut un modele constant d'amour, d'amitié et de
solidarité. Durant les premieres années de leur mariage ils
entreprirent des traductions pour améliorer leur train de vie.
En 1945 Nail
V.devint secrétaire du magasine Görüşler (Points de Vue) édité par
Sabiha et Zekeriya Sertel. 55 mille exemplaires du premier tirage de
Görüşler furent vendus ce qui constitue un record inégalé.
Malheureusement l'imprimerie de Tan subit un incendie le
4 janvier 1945 et le second tirage ne fut pas mis
sous presse.
En 1946 il fut arrêté parmi les membres du
Parti des Travailleurs Socialistes de Turquie et apres avoir été
emprisonné durant quatre ans il fut libéré grâce a l'amnistie de
1950. Quinze jours apres il partit a l'étranger aux cotés de Halet
Çambel pour y suivre un traitement. Ils séjournerent un an et demi
en Italie, en France, en Suisse et en Autriche.
Il
revint en Turquie sans avoir d'emploi. Ce fut le commencement d'une
nouvelle période ou il se remit personnellement en question. Il
rejoignit Madame Halet qui effectuait des fouilles avec le
professeur Bossert a Adana Karatepe. Il était nécessaire de protéger
a l'aide d'un auvent un vaste
espace prévu pour effectuer la restauration des trouvailles
archéologiques et pour les exposer. L'entrepreneur qui avait
commencé le travail était parti sans le terminer et on ne trouvait
pas de remplaçant sur les lieux. Seul restait Nail Çakırhan pour continuer
le travail d'apres l'avant-projet de l'architecte Turgut Cansever.
Bien qu'il n'ait aucune expérience en la
matiere car il n'avait jamais seulement planté un clou, il entreprit
de se documenter sans relâche , il s'entretint avec les artisans et
il en sortit un ouvrage réussi en tous points. Ce fut la conception
du premier musée a l'air libre et de la premiere vaste corniche en
“béton nu” de Turquie. Ce travail n'en resta pas la : ensuite fut
entreprise la construction de lieux de fouilles, commissariats de
police, immeubles de la direction forestiere, internats. Cette
période fut un modele de travail solidaire avec les dirigeants de
tous niveaux,
leurs confreres et la population locale pour NailÇakırhan et Halet
Çambel qui formaient un couple idéaliste et patriote.
En 1963 il mit en
oeuvre a Ankara la construction du bâtiment de la Fondation
d'Histoire de Turquie, un projet dû également a Turgut Çansever.
Ensuite vint la construction du Lycée allemand dépendant de
l'Ambassade d'Allemagne. La même année Halet Çambel entreprit des
fouilles en collaboration avec l'Université de Chicago a Ergani. La
il bâtit une maison des fouilles auxquelles il participa également.
Il fut invité en Amérique en compagnie de son épouse en récompense
de leurs travaux par l'Université de Chicago. Ils reçurent un visa
de longue durée. Ils n'y allerent pas. Il était fatigué apres ces
travaux intensifs. Sa santé s'était altérée.
En 1970 il partit a Akyaka avec son épouse sur
les conseils du médecin. Il lui fallait une maison pour a la fois
se reposer et continuer ses travaux dans le calme. Il acheta un
terrain de 2.000m2 et entreprit la construction avec l'aide de deux
ouvriers. Il provoqua l'étonnement en construisant cette petite
maison a l'esthétique extraordinaire, présentant toutes les
caractéristiques de l'architecture traditionnelle dans un
environnement naturel mais selon les normes actuelles. Les demandes
commencerent a affluer. Les intimes, les amis voulaient le meme
genre de maison pour eux-mêmes. Ensuite ce fut le tour des
professionnels du tourisme. Il n'en déçut aucun.
IL RECOIT LA PLUS HAUTE
RECOMPENSE EN MATIERE D'ARCHITECTURE
En
1983 il eut
une surprise qui ne lui était pas venue a l'esprit. Çakırhan reçut
une récompense de la
part de
l'Architecture Internationale Ağa Han (aga
Khan) parmi les prix les plus prestigieux du monde de
l'architecture. Les milieux académiques s'éleverent contre la remise
d'un tel prix a une personne autodidacte. Les discussions au sujet
de l'architecture traditionnelle -contemporaine durerent des années.
Il restaura un ancien
caravanserail a Muğla pour y installer une maison de la culture
grâce a l'argent reçu de cette récompense. Par la suite vinrent les
constructions d'hôtels et de grands villages de vacances comme le
Letonia, le Montana. Son nom restera légendaire dans le futur grâce
a la qualité des excellents ouvrages qu'il a laissé a la fois a
Fethiye, Datça, Muğla, Bodrum, Dalyan,
Akyaka.
Nail Çakırhan est
un homme simple et modeste, un homme du peuple, natif de Ula, au
sourire rayonnant d'un enfant, une clarté universelle, un
architecte poete dispensant a chacun la beauté, un jeune homme de 98
ans, un visionnaire en possession de toute sa
puissance de création.
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